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lundi 20 juin 2011

les guerres de memoires: un objet d'étude

Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson: Les guerres de mémoires : un objet d’étude ?
Tracés. Revue de Sciences humaines [en ligne], #09 | 2009, mis en ligne le 25 novembre 2011. URL :

http://traces.revues.org/index4319.html

Quinze ans après le numéro de Vingtième siècle sur les « guerres francofrançaises
» dirigé par Daniel Lindenberg (1994) et sept ans après le travail
de Dimitri Nicolaïdis sur les guerres de mémoires franco-françaises (2002),
les déclarations du président de la République Nicolas Sarkozy pendant la
campagne de 2007 et son projet actuel de Maison de l’histoire de France
donnent le sentiment de vivre une époque où la notion de « guerres de
mémoires » est omniprésente. En même temps, les guerres de mémoires
sont devenues des objets d’études. Tel est le sens de notre contribution
ici : comprendre comment et pourquoi des guerres de mémoires existent,
s’ affi rment, se transforment et contribuent in fi ne à « l’identité nationale ».
Certains confl its semblent plus complexes que d’autres à « pacifi er »
(Raybaud, 1997¹), la colonisation ou l’esclavage par exemple. Daniel Lindenberg
préconisait déjà d’engager un véritable « travail de mémoire », et
soulignait « les eff orts qui restent à accomplir pour enfi n en fi nir avec ces
mensonges qui minent la paix civile » (Lindenberg, 1994, p. 93). Le débat
est donc ancien. Dimitri Nicolaïdis prônait comme exemplaire le travail de
mémoire accompli sur Vichy et la Shoah par des livres et des fi lms notables,
il saluait le rôle pionnier de la nouvelle génération d’intellectuels juifs,
notamment leur combat pédagogique. Ces mouvements de mémoire ont
abouti aux procès très médiatiques contre Touvier, Barbie et Papon, aux
plaintes contre les négationnistes, et aux déclarations solennelles du président
de la République Jacques Chirac (Wieviorka, 2008).
Ce modèle peut-il servir d’exemple aux confl its que nous connaissons
aujourd’hui ? Lindenberg pointait les « risques » d’une telle démarche en
prenant l’exemple de la « mémoire juive », qui développerait aujourd’hui,
1 Cet article est à mettre en relief avec un texte, publié huit ans plus tard, de Liauzu (2005), mais
aussi avec un texte précédent du même auteur (Liauzu, 2000).
PASCAL BLANCHARD ET ISABELLE VEYRAT-MASSON
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comme la mémoire républicaine d’autrefois, exclusivisme et intolérance.
L’exemple du spectacle du Puy-du-Fou qu’il cite également est pertinent,
lorsque l’on mesure aujourd’hui la puissance médiatique de l’institution,
devenu le premier « parc de loisir-mémoriel » en France, capable de toucher
chaque année des millions de visiteurs, grâce à l’engagement « bénévole » et
aux subventions publiques.
Le texte fondateur de Lindenberg nous laisse pourtant dans l’impasse.
Certes, les mémoires en marche sont souvent salutaires, car elles obligent l’État
et les institutions à rompre les longs silences et les oublis volontaires (Métreaux,
2004), toutefois, la multiplication de ces revendications ne risque-t-elle pas de
faire vaciller la mémoire collective ? Ce serait, alors, à l’État, en dernier ressort,
de synthétiser les contraires et de faire prendre conscience que le « temps des
silences » est terminé et que, pour certains, le « temps du pardon » commence
(Académie universelle des cultures, 1999 ; Lefranc, 2002, 2007).
Utopie ? Oui, dans la mesure où l’État ne semble bouger qu’acculé,
après avoir longtemps résisté (comme pour les lois d’amnistie par rapport
à l’Algérie depuis quarante ans). Non, si l’on regarde ce qui se passe depuis
quinze ans. L’État « digère » les mémoires antagonistes de façon plus ou
moins subtile. La reprise de la thématique coloniale par Nicolas Sarkozy,
avec le discours de Dakar en 2007² (ou le contre-discours de Ségolène Royal
en avril 2009), après les déclarations sur le même thème de Jacques Chirac
en 1995 à Paris, puis en 2005 à Madagascar, en est un exemple. En même
temps, l’État engage une politique de mémoriaux (Péronne pour la Grande
Guerre, Caen pour la Seconde Guerre mondiale, Marseille pour la France
d’outre-mer, ou le projet de musée de l’histoire de France aux Invalides), il
fait interagir la loi (loi Taubira sur l’esclavage, la traite et les abolitions, ou
loi de février 2005 sur la « colonisation positive ») et, dans certains cas, anticipe
les piliers d’une « politique de la mémoire offi cielle » (comme avec l’installation
de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration dans l’ancien
Palais des colonies de la Porte dorée, ou la Fondation offi cielle sur la guerre
d’Algérie annoncée pour 2008, mais toujours en suspens en 2009).
En France, les guerres de mémoires sont réapparues en force dans l’espace
public autour de deux notions très fortes : la concurrence des victimes
et la « repentance ». Le contexte politique de crise (chômage, menaces sur
l’État-providence) et d’inquiétude face à une immigration issue des anciens
domaines coloniaux, dont les enfants n’acceptent plus de vivre discrètement
à l’ombre de leurs banlieues, a rendu explosives ces questions de mémoire.
Dans d’autres pays, les questions de mémoire émergent (ou explosent)
2 Sur ce discours et sa lecture, nous renvoyons à Bancel et Blanchard (2008).
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LES GUERRES DE MÉMOIRES : UN OBJET D’ÉTUDE
à partir d’événements tout à fait diff érents : des changements politiques
(comme en Espagne ou en Pologne), des processus en marche qui arrivent
à leur point d’acmé (comme au Chili ou au Rwanda), des aff ects internes à
telle ou telle société (comme au Japon ou en Israël) ou des pressions transnationales
(comme en Inde, en Chine ou aux États-Unis).
En revanche, on retrouve un phénomène international, transversal, particulièrement
saillant depuis l’après-guerre (au moins en Europe, aux États-
Unis et au Proche-Orient), avec la mémoire de la Shoah qui a, dans ce processus,
occupé une place si importante qu’elle a laissé peu d’espace aux autres
mémoires blessées comme l’explique régulièrement Esther Benbassa (2008).
Cette mémoire est devenue la mémoire mondialisée et partagée par excellence.
Elle est aussi devenue une référence. Depuis une vingtaine d’années,
avec la fi n des guerres de décolonisation, celle des principales dictatures nées
de l’entre-deux-guerres, d’autres mémoires meurtries ont réclamé le droit
à la parole (à l’image de l’esclavage ou des minorités nationales), d’autres
nations ont cherché à se reconstruire en faisant table rase d’un passé honni
(l’ex-Europe de l’Est est, à cet égard, un exemple probant).
Dorénavant, les guerres de mémoires tendent à s’internationaliser, les
demandes des opinions publiques sont « similaires », et leurs exigences se
fi xent autour de thèmes majeurs qui ont un écho d’un pays à l’autre.
Le processus de mondialisation de la mémoire trouve son origine au
croisement de la mémoire de la Shoah et de son accaparement par les États-
Unis, avec la création d’un musée fédéral de l’Holocauste (en 1995). Pour
Peter Novick (1999), cela évite aux Américains de montrer que le mal est
aussi « ici », alors que la mémoire de l’Holocauste ne peut porter à conséquence,
si « déconnectée » qu’elle est des fractures profondes de la société
américaine. Les guerres se mondialisent et prennent des formes de représentations
collectives de plus en plus semblables. Esclavage, nazisme, colonisation,
génocides, fi n des dictatures… s’inscrivent dans un « mouvement
planétaire » et dans des attentes mémorielles semblables dans l’opinion,
en quête d’une réconciliation générale (Lefranc, 2007). Les politiques
publiques sont de plus en plus sensibles en Europe, en Asie ou en Amérique
à cette mondialisation de la mémoire : « D’un bout à l’autre de la
planète, les États sont aujourd’hui confrontés à des visions concurrentes et
alternatives du passé qui mettent en cause la domination traditionnelle de
l’histoire nationale » (Rousso, 2007, p. 5).
L’historien semble parfois perdu devant ces mutations, comme le constatait
Pierre Vidal-Naquet. Henry Rousso n’a cessé de développer, dans des travaux
empiriques et théoriques, la distinction entre la mémoire, un « vécu »
qui sacralise les souvenirs en les mythifi ant, et l’histoire, une construction
PASCAL BLANCHARD ET ISABELLE VEYRAT-MASSON
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« savante » fondée sur un discours critique, off rant certes une « sélection des
faits » mais aussi une structuration du récit (2003). Cette césure nette cherchait
à éviter les amalgames, à lever les préventions et à familiariser les historiens à
« l’exercice de la mémoire ». Pierre Vidal-Naquet, de son côté, rappelait que
« l’histoire est aussi faite de mémoire » et qu’il ne fallait pas chercher en permanence
à les opposer (2008). Cela aurait dû éviter bien des écueils des décennies
qui ont suivi…
Pourtant, ces deux notions n’ont cessé de se brouiller et de s’entrechoquer,
en se croisant dans les confl its « de mémoires ». Nul doute, la mémoire
croise l’histoire, l’envahit souvent et s’impose toujours dans la commémoration.
Aujourd’hui le débat est sorti des espaces feutrés de l’université pour
entrer au coeur de nos sociétés, à travers une large médiatisation. L’opposition
entre histoire et mémoire est devenue un des paradigmes majeurs du
débat intellectuel actuel. Elle est au centre des mythologies anti- repentances
et de la concurrence des mémoires. Si la mémoire est « sacralisation », les
risques de mythifi cation devraient obliger à une vigilance extrême.
Pour Enzo Traverso, une grande partie de l’historiographie moderne
et contemporaine est tombée dans ce piège. Ainsi, Pierre Nora avec son
« oeuvre » qui cherchait à rebâtir l’histoire nationale autour des « lieux de
mémoire » a consacré une « place bien modeste au passé de la France coloniale
» et aucune aux médias. De ces incompréhensions sont nés un repli sur
soi des diff érents protagonistes de ce débat et des « querelles » qui, très vite,
se sont transformées en confl its majeurs (Traverso, 2005).
Comment douter que l’histoire infl uence la mémoire et vice-versa ? Il
ne peut, dans une société de communication, y avoir de mémoire sans histoire,
car les souvenirs se fondent dans (et sur) les acquis de la connaissance
et « avancent » en lien avec les débats historiographiques, comme d’ailleurs les
attentes sociales ou générationnelles. Et peut-on imaginer des recherches historiques
déconnectées de toute demande sociale et mémorielle ? Là où s’opposent
histoire et mémoire, on constate qu’aucune avancée sociétale n’est possible.
Les guerres de mémoires ne sont pas, on le sait, une spécifi cité exclusivement
française. Elles sont, avec toutes leurs particularités (Rosoux, 2001),
des éléments fondateurs des enjeux d’identité aux quatre coins du monde :
du Chili à l’Inde, du Japon à l’Espagne, de l’Algérie aux États-Unis, de l’Europe
de l’Est aux Caraïbes, d’Australie au Proche-Orient… Dans bien des
cas, ces confl its avec le passé sont des refl ets explicites d’un oeil du cyclone
national (en France comme ailleurs). Ceux-ci illustrent structurellement un
passé fondateur pour une nation (ou une partie de la population d’un pays)
qui est au centre des « identités nationales ».
Aujourd’hui, dans une société de la communication mondialisée, l’homme
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LES GUERRES DE MÉMOIRES : UN OBJET D’ÉTUDE
aurait-il besoin de guerres de mémoires pour faire entrer ces passés « majeurs »
dans le présent ? L’accélération de la diff usion des savoirs et la mondialisation
de la connaissance seraient-elles des facteurs qui favoriseraient le foisonnement
des confl its ? Les guerres de mémoires ne seraient-elles pas, en fi n de compte,
la simple manifestation visible de ce qui se jouait avant dans l’antichambre
du débat public (Jewsiewicki et Létourneau, 1996), dans les frustrations silencieuses
des « victimes de l’histoire » – par instants médiatiquement bruyants
(Martin et Suaud, 1996) – et dans les lentes mutations des lieux de mémoires
offi cielles ? Depuis une dizaine d’années, les historiens débattent à propos de
leur rôle dans ces confl its et de leur posture. Nicolas Off enstadt, dans un texte
qui ouvre l’édition d’« Usages et mésusages de l’histoire » sur le site de Mediapart,
explique qu’à côté « de l’histoire entendue comme une discipline et un
savoir, il y a les mémoires qui charrient autant de passé, mais autrement »
(Off enstadt, 2008). Dans la même dynamique, Bernard Pudal signale :
[Ce sont les] moments d’« enrôlement » du travail historique, souvent corrélés à
des conceptions naïvement positivistes de la recherche historique, qui divisent
la communauté académique et conduisent une partie d’entre elle à des mises
en garde où l’on réaffi rme la diff érence entre l’histoire et la mémoire, où des
historiens font appel à la vigilance face aux usages publics de l’histoire. (Pudal,
2008, p. 119)
Mais ces crispations sont aussi des sources de blocages dans les processus d’écoute
des mémoires « nouvelles » qui émergent aux marges de l’ académisme.
Il nous semble pourtant qu’il est temps d’accepter de regarder ces
confl its pour ce qu’ils sont – une réalité de notre temps –, de se demander
dans quelle mesure ils ont été omniprésents tout au long du xxe siècle,
sous quelles modalités, et si, en défi nitive, on peut dire qu’après la tempête
(re)vient toujours le « calme des mémoires ». Même si nous savons qu’une
mémoire retrouvée peut engendrer de nouvelles « frustrations mémorielles »,
comme l’a décrit Olivier Wieviorka au sujet de la mémoire des « années
sombres » dans l’ouvrage Les guerres de mémoires, les processus mémoriels
engendrent de nouveaux équilibres et, par conséquent, des déséquilibres
entre ceux qui se sentaient les héritiers naturels d’un passé et ceux qui ont
maintenant une place nouvelle dans la mémoire.
Le rôle de l’historien n’est pas marginalisé pour autant, il est simplement
repensé (et sans doute plus en interaction qu’auparavant avec son temps), car
il ne peut y avoir de fi délité au passé sans vérité. Certes, le risque existe pour
lui d’être manipulé ou obligé de prendre une position inconfortable, comme
on l’a vu avec la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, ou plus récemment
avec la volonté de mettre en place de façon un peu cavalière un Institut
d’études sur l’immigration et l’intégration (en lien avec le Haut Conseil à
PASCAL BLANCHARD ET ISABELLE VEYRAT-MASSON
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l’intégration) sous la présidence d’Hélène Carrère d’Encausse. Cet ensemble
d’éléments ne peut qu’« accroître le divorce entre les chercheurs spécialistes de
ces questions et un ministre en quête de relais d’opinion à sa botte » (Schor,
2007). On pourrait évoquer également la volonté d’instrumentalisation de
l’histoire (et des historiens) avec le projet de Fondation pour la mémoire de la
guerre d’Algérie (annoncé le 25 septembre 2007 par François Fillon pour 2008
ou 2009…). Autant de tentatives, à l’image de ce qui se déroule sous nos yeux
pour le projet de Maison d’histoire de France, pour provoquer un engagement
douteux des historiens dans le champ complexe des enjeux de mémoire.
En outre, nous avons conscience que le danger serait que certaines revendications
restent celle du « groupe » et ne se transforment pas en « mémoire partagée
»³. On peut, à titre d’exemple, citer les actions des Indigènes de la République
qui, partant d’un constat sur les « héritages coloniaux », bâtissent une
mémoire ethniciste, ou les spectacles du Puy-du-Fou qui font de la mémoire
contre-révolutionnaire un produit de consommation courante, off rant aux
« touristes-amateurs-d’histoire » une nouvelle grille de lecture de l’histoire de
France. Ce sont toutefois des exceptions sur l’échiquier de la mémoire en
France, elles ne doivent pas voiler les processus plus classiques d’émergence de
mémoires à la marge qui parviennent in fi ne à s’imposer à la majorité. L’autre
danger est aussi l’instrumentalisation, par l’État, de ces mémoires. À titre de
mise en garde explicite, Claude Lanzmann – cinéaste, auteur de Shoah et
directeur des Temps modernes – réagissait aux dernières déclarations du président
de la République, en déclarant qu’il fallait se garder de tout « activisme
mémoriel ». Dès lors, si on n’est pas vigilant, domine le « à chacun sa souffrance
» d’une part, et d’autre part, s’affi rme le sentiment d’une histoire assiégée
et d’un péril pour l’« identité nationale » dont l’État serait le dernier rempart.
Sans oublier que l’État, comme les collectivités territoriales⁴, sont au
quotidien des faiseurs de mémoires à travers leurs politiques, leurs stratégies
et leurs subventions au niveau territorial. Le dialogue est dès lors impossible
et la cohabitation entre les mémoires devient confl it, y compris à l’égard des
monuments censés les « pacifi er » :
Récupérer ou ostraciser un monument devient un véritable enjeu des guerres de
mémoires, et si les symboles rassemblent le temps d’une cérémonie, ils tendent
plutôt à diviser une opinion publique de plus en plus sensible aux symboles,
mais aussi souvent ignorante de l’histoire de ces statues qui peuplent nos grandes
– et moins grandes – villes. (Brice, 2008, p. 208)
3 Henry Rousso considère que c’est la « mémoire du génocide » qui a su, la première, sortir du
« cercle restreint des communautés juives » pour « investir l’espace public ».
4 On pense notamment au programme « Traces » en région Rhône-Alpes sur l’immigration, au Puydu-
Fou en Vendée, au programme « L’éléphant de la mémoire » dans le Nord-Pas-de-Calais.
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LES GUERRES DE MÉMOIRES : UN OBJET D’ÉTUDE
Ce n’est plus le passé que l’on cherche à exhumer mais bien souvent ses eff ets
et ses « réemplois successifs ». C’est à ce stade que se brouillent les eff ets de la
mémoire et l’on reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop
de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’infl uence des
commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli (Ricoeur, 2000).
Mais ce confl it est aussi – même si cela peut sembler paradoxal – source
de « réveil des consciences » et de « vitalité » (Wieviorka, 1999, p. 141). Pour
beaucoup, la question est cette nécessité de « sortir de la guerre des mémoires
où chacun dit sa vérité, afi n d’arriver à construire un récit partagé et ainsi
faire un véritable travail d’historien » (Gèze cité par Simo, 2007, p. 4). Dans
ce processus, les historiens, « qu’ils le veuillent ou non, participent à leur petit
niveau, et de façon paradoxale, au façonnement de la mémoire collective »
(Frank, 2001, p. 62). Les historiens, dont le rôle consiste à déconstruire les
mythes, devraient, de façon continue, « détruire » la mémoire. Mais ce « travail
de démystifi cation fi nit, avec un décalage, par imprégner l’enseignement
des professeurs d’histoire et les manuels scolaires » (Frank, 2001, p. 64).
Cette complexité peut toutefois varier en termes de temporalité : refus
de voir le réel, construction du mythe, de l’oubli, pression sociale, culturelle,
renouveau de la recherche, engagement d’intellectuels ou de « groupes
constitués », période d’entre-deux, moment de « reconnaissance » et d’institutionnalisation.
Les « mémoires » exigent toujours quêtes de compromis
et de discours symboliques, vagues de recherche et travaux sans précédent,
valorisations patrimoniales et moments commémoratifs médiatiques, reconnaissance
populaire (téléfi lm, fi ction cinéma, site offi ciel, création de comités…),
recrutements à l’université et dans les laboratoires de recherche⁵,
constat qu’un passé est « passé », inscription progressive de celui-ci dans les
programmes et manuels scolaires… Voilà, sans doute dans le désordre, les
principales étapes d’un processus mémoriel classique…
Il peut toutefois être bloqué ! Bloqué par un révisionnisme actif⁶, par une
mémoire manipulée, par une muséologie off rant à telle ou telle opinion un
lieu référence (les mémoriaux ou le projet en cours de Maison de l’ histoire
de France aux Invalides ou à Vincennes, voir Poulot, 2008), par un discours
au double langage et par des confl its sans fi n entre mémoire et histoire (Prochasson,
2008)… Des enjeux électoralistes évidents (à l’image de la loi de
février 2005 et des stèles pro-OAS dans le sud de la France) interviennent
5 Dans son livre d’entretien avec Th ierry Leclère, Benjamin Stora précise qu’à l’université française
« il n’existe eff ectivement pas de chaire consacrée à l’histoire coloniale », que très peu « d’enseignements
et de séminaires existent au Collège de France » et à l’EHESS, et qu’à la faculté, il
n’existe aucun « diplôme spécifi que en histoire coloniale » (Stora, 2007).
6 Ce qu’illustre la réaction de Pierre Vidal-Naquet qui a conduit à la loi Gayssot (Vidal-Naquet, 1987).
PASCAL BLANCHARD ET ISABELLE VEYRAT-MASSON
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également, des mémoires peuvent être manipulées (aff aire Dieudonné ou
procès engagé par Patrick Karam au nom du Collectifdom contre l’historien
Olivier Pétré-Grenouilleau, voir Manceron, 2006), politisées ou reconstituées
(à cet égard les débats sur le 40e anniversaire de Mai 68 sont exemplaires…),
médiatisées (à l’image de l’ouvrage de Claude Ribbe sur Napoléon
et les Antilles), marginalisées (l’exemple le plus français est la place marginale
de l’histoire des immigrations dans le monde de la recherche et de l’université
en France), victimaires (la surenchère, avec le génocide juif en son épicentre,
est devenue une sorte d’échelle de Richter de la mémoire).
Dans une sorte de décalage entre « histoire savante », « histoire enseignée
» et « besoins sociaux », les médias sont essentiels : ils imposent leurs
codes, leur rythme et leurs formes. Ayant recours à la fi ction, au documentaire,
aux magazines, mais aussi, depuis peu, au docufi ction (Veyrat-
Masson, 2008), la mémoire à l’écran applique les genres et les recettes du
média audiovisuel, allant du documentaire à l’histoire spectacle, du récit
romancé jouant de l’émotion au débat rigoureux appelant à la réfl exion.
L’ère de la vulgate s’entrechoque avec l’histoire de « qualité » et cela conditionne
« l’ambivalence qui prédomine dans la société » (ibid.). Les médias
inquiètent les historiens qui ont le sentiment de ne pouvoir agir sur eux (et
donc sur leur temps) et d’être ainsi en permanence dépossédés de leur fonction
sociale ; ils les attirent en même temps, conscients qu’ils sont que leur
travail passe aussi par la médiatisation de leurs résultats de recherche.
Dans ce rapport histoire/mémoire, il y a en eff et, aussi, un rapport histoire/
communication qui induit souvent une perception presque par défi nition
« négative » de toute médiatisation du passé. Là aussi se joue une « guerre » entre
bonne et mauvaise histoire, et même si ce discours est parfois un simple discours
de « frustration » entre ceux qui sont dans les médias et ceux qui s’en sentent
exclus, il faut préciser qu’il y a une réelle diffi culté de compréhension des modes
de fonctionnement des médias par nombre d’universi taires. Ils ont souvent le
sentiment que seules les mémoires y trouvent une place. Jamais l’histoire.
Dénis, occultations, révisions font les cauchemars et le désespoir des descendants
des victimes de génocides ou de massacres. Seule la guerre, la « guerre des
mémoires », apparaît comme le moyen pour eux de faire reconnaître leurs souffrances.
Les revendications des autres mémoires se transforment en agression
pour ceux qui estiment que le destin tragique des leurs n’est pas assez reconnu.
La « concurrence des victimes » provoque des débats sordides entre victimes
dont le statut est devenu, curieusement, dans nos sociétés une position enviable.
Les victimes du stalinisme sont-elles plus ou moins nombreuses que celles des
nazis ? Les camps des uns « valaient-ils » les camps des autres ? Catherine Coquio
a montré qu’il existe une géographie de la mémoire des camps (Coquio, 2008a,
51
LES GUERRES DE MÉMOIRES : UN OBJET D’ÉTUDE
2008b). En Europe, remarque-t-elle, la mémoire de la Shoah cristallise l’attention
de manière exponentielle et continue, dans les domaines à la fois commémoratif,
historiographique, littéraire et pédagogique. En revanche, dans les
pays de l’Est, la mémoire des exactions communistes provoque une résurgence
de récits, de travaux historiques, encouragés par l’ouverture des archives soviétiques
qui font passer au second plan la mémoire de l’Holocauste.
Le débat sur la « repentance » n’est jamais loin des « guerres de mémoires ».
En France, le président de la République, Nicolas Sarkozy, a employé ce mot,
pendant la campagne électorale, à cent cinquante occasions au cours de six
discours, pour en rejeter le principe : « Je veux en fi nir avec la repentance qui
est une forme de haine de soi, et la concurrence des mémoires qui nourrit
la haine des autres », déclarait-il il y a un an, au soir de sa victoire électorale.
Nous sommes, plus que jamais dans le temps des guerres de mémoires, et
pourtant, nous sommes aussi entrés dans le temps du recul sur ces confl its,
et sommes aujourd’hui capables de comprendre les enjeux qui se cachent
derrière ces confl its. Le temps s’accélère et la digestion du passé aussi, c’est
pourquoi notre capacité à lire les enjeux de l’histoire doit aussi prendre la
mesure de ce qui est « en jeu » derrière l’actualité. C’est aussi cela que nous
enseigne l’historicisation des confl its de mémoires, apprendre à déconstruire
ce qui semble être des murs entre le présent et le passé.
Bibliographie
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Paris, La Découverte, p. 199-209.
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